Disparition de deux grands Européens - Wolfgang Schäuble et Jacques Delors

L’Europe a perdu en décembre 2023 deux figures emblématiques sans lesquelles elle ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire une puissance mondiale unique en son genre qui nous permet de tenir notre rang face aux Etats titanesques qui prétendent dominer le monde. Et surtout d’être ce qu’elle est : une assurance mutuelle pour sauvegarder notre vie et notre liberté. Ces deux hommes ont été l’Allemand Wolfgang Schäuble, mort le 26 décembre 2023 à 81 ans, et le Français Jacques Delors , mort le 29 décembre 2023 à 98 ans.
Wolfgang Schäuble
Schäuble résidait à Offenburg, tout près du Rhin (rive droite allemande) et de l’Alsace (rive gauche). L’ambassadeur de France Serge Boidevaix me l’avait présenté en 1989 à Berlin. Je me souviens que nous avions parlé tennis et ski, deux sports que ce ministre d’Helmut Kohl pratiquait (moi le second seulement). Héritier indocile d’une minorité protestante en région catholique, il était le bras droit du catholique Helmut Kohl et son successeur présumé comme chancelier. Mais sa vie a basculé en 1990 quand un déséquilibré l’a abattu de deux balles au cours d’une réunion électorale. Il a survécu paraplégique en chaise roulante. Ce qui ne l’a pas empêché de négocier l’année suivante le traité de réunification de l’Allemagne, un vrai travail d’Hercule dont il se disait « fier ».
Et puis après la chute en 1998-2000 de Kohl, victime d’un Schröder jaloux et de l’ingratitude populaire, il revint au gouvernement, ministre des Finances d’Angela Merkel de 2009 à 2017. Nous l’avons souvent rencontré et interviewé notamment pour la revue Politique Internationale, à cette époque, à l’Economie, puis à l’Intérieur qu’il dirigea aussi, outre le Parlement allemand. Affublé d’une réputation de « Monsieur austérité » parce que féru d’équilibre financier, il était en réalité, surmontant son handicap physique, un homme souriant et bon, ardent partisan de l’Europe franco-allemande.

Petit-fils d’un menuisier de la merveilleuse Forêt Noire, paradis du bois et de la bière, diplômé avocat, venu par hasard à la politique, il a marqué un demi-siècle d’histoire allemande et européenne. Trop pris ces derniers mois, je regrette de n’être pas allé le voir tout récemment quand son épouse s’était remise d’un grave accident de vélo. Mais la mort à laquelle il avait miraculeusement échappé en 1990, est imprévisible.
Il avait œuvré avec Bernard Kouchner à la demande de notre association « Cœurs sans frontières » à accorder la double citoyenneté germano-française aux enfants français de soldats allemands conçus en France pendant l’Occupation nazie qu’il haïssait rétrospectivement. Il était un peu désabusé et pessimiste sur la fin, il avait vivement critiqué en 2015-16, la politique immigrationniste d’Angela Merkel.
Emmanuel Macron a rendu hommage à Wolfgang Schäuble en prenant la parole au Bundestag le lundi 21 janvier à Berlin. " L'Allemagne a perdu un homme d'Etat. L'Europe a perdu un pilier. La France a perdu un ami ", a-t-il dit. Le président français a évoqué le parcours de cette figure centrale de la vie politique allemande, député pendant 51 ans, tour à tour, chef de la chancellerie, ministre, leader de l'Union chrétienne-démocrate (CDU) et président du Bundestag de 2017 à 2021. E. Macron aura été le seul politicien étranger à célébrer la mémoire du grand défunt lors de la cérémonie que lui a dédiée le Parlement allemand. Il l’a fait en grande partie en allemand avec un superbe accent français qui a indirectement rappelé qu’il n’y a pas d’Europe sans amitié franco-allemande.

Jacques Delors
Normalement, Jacques Delors n’aurait pas dû devenir en 1985 président de la Commission européenne qu’il fut jusqu’en 1995, car c’était le tour d’un Allemand. Jacques Attali raconte que Mitterrand avait proposé à Kohl d’accepter un Allemand, mais que Kohl aurait répondu « le seul Allemand, c’est moi » (sous-entendu : et je suis chancelier). Kohl préféra Delors à l’ancien ambassadeur de France Claude Chaysson. Kohl avait été convaincu par son ami et ministre trop tôt décédé, AloÏs Mertes, que les socialistes français tels Mitterrand et Delors étaient les meilleurs Européens.
Il savait que le député européen Delors, catholique pratiquant comme lui, ancien de la Banque de France, devenu en 1981 ministre français de l’Economie et des Finances, travaillait depuis des années à forger une future monnaie européenne. Ce fut l’euro de Kohl et Mitterrand, trait d’union de l’Europe, dont Kohl me disait au début des années 2000 : « J’ai fait l’euro avec François et Jacques. J’entends déjà les enfants qui comptent en euros en jouant. L’euro entraine l’Europe comme un train. Le train peut ralentir, mais il ne roule pas en marche arrière ».
C’est vrai que Delors, cet homme d’origine modeste, comme Kohl, comme Schäuble, et comme le ministre des Finances de Kohl Theo Waigel qui trouva le nom de la monnaie européenne, Delors a été un très grand « faiseur d’Europe » et, si vous me permettez un mauvais calembour, son euro vaut de l’or. Quand il a renoncé en 1995 à la présidence de la République française sous prétexte de laisser la voie libre à sa fille Martine Aubry, Kohl fut mécontent. Il m’a confié avec sa prononciation germanique des noms français : « Je lui ai dit : « Chakess , ta fille ne sera jamais une grande politicienne ».
De sa retraite, Delors a plus tard, visiblement, un peu regretté de n’avoir pas été président au lieu de Chirac qui , en vrai gaulliste, n’aimait pas l’Europe et a contribué, volontairement ou non, à l’échec du traité européen de 2005.
Penser en continents
Ces deux grands Européens sont décédés presque simultanément à la veille d’une campagne des Européennes fixées au 9 juin prochain et qui seront cruciales. Ils ont contribué à nous amener en douceur dans ce 21ème siècle au cours duquel nous devrons, non, nous devons déjà « penser en continents ». Je confie au webzine « C’est- à-dire » et à sa rédactrice en chef et fondatrice Alexandra Pignol de porter ce message.
Jean-Paul Picaper, Président de l’association « C’l’Europe. Conférence Paneuropéenne de Strasbourg ». Ancien correspondant du Figaro en Allemagne de 1974 à 2003.
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